L’accompagnement d’un mourant et de sa famille est une leçon d’humilité. L’expérience nous impose en effet de sonder la véritable nature de la relation de soins. Qui ne voit pas les soins de santé comme un service garant d’un changement ou de la guérison? Or, le mot care, équivalent anglais de « soin », vient du latin kara, soit « regretter » ou « éprouver du chagrin, de la peine; pleurer avec ». Considérés dans cette optique,les soins encouragent à la rencontre de l’autre, dans sa souffrance, avant le cheminement, en sa compagnie, vers sa guérison et sa totalité.
Partenaire des soins et transformation
De fait, la prestation des soins est un véritable partenariat dans le cadre duquel une personne révèle à l’autre sa souffrance, ses fêlures et sa vulnérabilité. Dans une relation de confiance, les deux partenaires collaborent à la guérison et au recouvrement de la totalité. Les mots « fournisseur de soins », « soignant » ou caregiver donnent l’impression d’un pouvoir de celui qui est fort sur celui qui est faible : « Laisse-moi prendre soin de toi. J’ai une spécialité dont tu as besoin. »
Le terme « partenaire des soins » (O’Rourke et Dufour, p. 39) paraît plus approprié. Voir la relation comme un partenariat de soins : voilà qui aide à comprendre que chacun en tire une forme de guérison et de transformation. « Depuis trop longtemps, les soins sont conçus comme un processus centré sur le praticien ou sur le patient. Dans les faits, la relation de guérison est toujours le creuset d’une transformation mutuelle [traduction] » (Santorelli).
La conscience de soi pour guérisseurs blessés
Notre apport, conscient ou non, au partenariat de soins, c’est l’ensemble de nos connaissances, de nos compétences et de l’intégralité de notre personnalité psycho-socio-spirituelle, consciemment ou non. Nos convictions, notre expérience, nos propres pertes et deuils sous-tendent notre manière d’interagir. Étant professionnels, nous savons qu’il ne convient pas d’explorer intérieurement cette question au chevet du patient, notre rôle étant plutôt de l’aider à sonder ses propres souhaits, ses valeurs, sa souffrance, sa peine, etc. Pourtant, nous ne saurions l’y aider efficacement sans être nous-mêmes conscients de ce que nous sommes, et proches de nos propres émotions et partis pris. Or, pour parvenir à cette conscience, il faut prendre le temps de réfléchir paisiblement et s’exercer régulièrement à l’introspection.
Pleine conscience, calme et solitude
« La pleine conscience est le cœur de tout ce qu’on fait devant la mort. C’est le fait de prêter une attention intense à ce qui se passe dans le moment présent : ce qui se passe dans son esprit et son corps, mais aussi ce qui se passe autour de soi. On peut par exemple s’exercer à être pleinement conscient de son corps, de sa respiration ou de l’expérience d’une transformation physique (y compris la maladie et la douleur). On peut aussi s’exercer à être pleinement conscient de ses réactions, c’est-à-dire des émotions que génèrent le plaisir ou le malaise, à en observer l’arrivée et la disparition. La confiance et la patience, conjuguées à l’ouverture et à l’acceptation, sont toutes des qualités nourries par l’exercice de la pleine conscience, qui nous soutiennent en présence de la mort [traduction]. » (Halifax, p. 11)
La recherche actuelle met en lumière les effets positifs des exercices de pleine conscience sur la santé physique et psychologique des patients atteints d’un cancer, des soignants et des professionnels de la santé (Bauer-Wu). Le programme Mindfulness-Based Stress Reduction (MSBR ou maîtriser le stress par la pleine conscience), instauré au centre médical de l’Université du Massachusetts par Jon Kabat-Zinn, et des études d’autres spécialistes du domaine, dans le monde entier, confirment ces effets sur la qualité de vie et ces résultats biologiques au sein de nombreuses populations différentes.
On peut arriver à la pleine conscience par la méditation et la prière contemplative, ou simplement en s’accordant régulièrement une période de calme. Le rythme fou de la société nous empêche souvent de prendre ce temps. Or, tout être vivant a besoin de solitude et de calme pour se ressourcer et récupérer. Même la graine a besoin d’une période de dormance avant de produire un fruit. Ce répit, tout entier consacré à la nutrition et la fertilité, est essentiel à la survie de l’espèce. Revenir au calme pendant un temps, réduire les distractions au minimum et se ménager un réel temps de repos et de régulation, ce n’est pas seulement pratique; c’est un impératif biologique, spirituel et psychologique.
La sagesse et ses traditions enseignent que la solitude et la réflexion périodiques aident à trouver la paix intérieure, à réduire l’anxiété et à augmenter sa capacité de compréhension. La tradition hébraïque, par exemple, encourage à profiter du sabbat « pour aménager un sanctuaire au creux du temps, se dissocier de la frénésie de consommation et de l’accomplissement, et consacrer sa journée, comme une offrande, à la guérison de tous ceux qui souffrent. Selon un adage taoïste, “À un esprit en paix le monde se soumet.” L’esprit du sabbat sait rester calme, se reposer et profiter de ce repos. Repos, prière ou méditation : voilà comment rompre le cycle de désespérance qui nous empêche de réfléchir; voilà comment trouver la solution qui, souvent, existe déjà [traduction]. » (Muller, p. 168)
Le calme et le silence périodiques nous rappellent qu’en fin de vie, la guérison tient pour une grande part à la présence silencieuse et immobile, à la main qui se tend, à l’épaule accueillante et à l’oreille qui écoute.
J’ai appris que les gens oublient ce que vous dites et ce que vous faites, mais ils n’oublieront jamais s’ils se sont sentis bien ou mal avec vous. (Maya Angelou)
Introspection
Pratiquée régulièrement, l’introspection favorise l'épanouissement personnel et professionnel. Nos associations professionnelles le comprennent et nous invitent à le faire pour découvrir nos forces, fixer nos objectifs et cerner nos besoins de formation. Le soignant qui a une meilleure conscience de soi a plus de facilité à mener à bien ses rencontres thérapeutiques et ses relations quotidiennes.
L’écriture quotidienne (d’un journal, par exemple) favorise l’introspection. Certes, il est parfois difficile d’être honnête avec soi et d’aller au fond de ses pensées, de ses émotions et de ses expériences, mais c’est aussi très révélateur (voir O’Rourke et Dufour,p. 19-21 sur la tenue d’un journal). Vous pouvez commencer par vous poser ces questions :
- Quelles sont mes forces de caractère? Mes forces professionnelles?
- quoi les soins palliatifs me permettent-ils de m’épanouir?
- En quoi les soins palliatifs sont-ils difficiles?
- Qu’est-ce que je donne aux autres (famille, amis, collègues, patients, etc.)?
- Qu’est-ce que j’ai reçu des autres? Comment en ai-je été changé?
Prendre soin de soi
Gare à vous si vous portez le fardeau d’autrui, mais si vous négligez votre propre stress et si vous n’avez pas la saine habitude de prendre soin de vous : votre bien-être et votre travail en seront affectés. Sans compter le risque d’une usure de la compassion et d’un épuisement professionnel. Surveillez les signes indicateurs comme l’ennui, la colère, la fatigue, la perte de jouissance de la vie, la démotivation, les troubles du sommeil, l’automédication, etc. Prendre soin de soi, c’est un impératif moral que de nombreux professionnels de la santé refoulent malheureusement au bas de la liste des choses à faire. Si nous ne prenons pas soin de nous, si nous ne nourrissons pas notre corps, notre esprit et notre moral, nous n’aurons rien à donner : comment donner ce que nous n’avons pas?
Prendre soin de soi, ce n’est pas un élément à griffonner sur une page d’agenda déjà surchargée, mais un impératif du programme quotidien. D’autant qu’il y a plusieurs formes possibles :
- Se lever tôt et s’octroyer quelques minutes de paix.
- S’adonner régulièrement à l’introspection.
- Passer un peu de temps au cœur de la nature.
- S’adonner à des activités de détente : jardinage, musique, art, sieste.
- Surveiller son régime alimentaire, faire de l’exercice, dormir suffisamment.
- Répondre à ses besoins affectifs, physiques et spirituels.
- Apprendre à dire non; connaître ses limites.
- Passer du temps de qualité avec sa famille et ses amis.
- Parler de son stress à un confident.
- Maintenir l’équilibre entre le travail, les loisirs et le repos.
Sommaire
Au cours d’un récent atelier de renouvellement, j’ai animé une activité destinée à des équipes de soins palliatifs. Nombre de participants étaient étonnés de ce qu’une heure de silence apportait à leur esprit. Une simple « marche du sabbat » silencieuse (Muller, p. 70) leur a fait comprendre à quel point la méthode est facile et régénératrice.
S’exercer à la pleine conscience et intégrer l’introspection et la solitude à la démarche sont autant d’étapes nécessaires pour parvenir à la conscience de soi, pour comprendre l’importance de prendre soin de soi, enrichir sa vie et stimuler son épanouissement personnel et professionnel.
En définitive, nous n’avons qu’un devoir moral : celui de reconquérir de vastes étendues de paix en nous-mêmes — de plus en plus de paix — et de la faire rejaillir sur les autres. Plus la paix fera partie de nous, plus elle aura droit de cité dans notre monde agité. (Etty Hillisum)
Bauer-Wu, Susan. « Mindfulness Meditation », Oncology Journal, Nurse Edition, vol. 24, no 10, 19 octobre 2010, consulté à l’adresse www.cancernetwork.com.
Halifax, Joan. Being with Dying: Cultivating Compassion and Fearlessness in the Presence of Death, Shambhala Press, 2008
Muller, Wayne. Sabbath: Finding Rest, Renewal and Delight in Our Busy Lives, Bantam, 1999. Du même auteur : A Life of Being, Having and Doing Enough, Harmony Books, 2010.
O’Rourke, Michelle et Dufour, Eugène. Embracing the End of Life: Help for Those Who Accompany the Dying, Novalis, 2012.
Santorelli, Saki. Heal Thy Self: Lessons on Mindfulness in Medicine, Three Rivers Press, 2000.