Étude de cas :
Le fils d’une patiente m’intercepte devant l’ascenseur. « Il faut absolument que je te parle. As-tu une minute? » Nous avions été collègues quelques années plus tôt. « Bien sûr », répondis-je en l’accompagnant vers un coin plus tranquille du corridor du complexe hospitalier de soins de longue durée où je travaille.
« Tu sais probablement que ma mère est ici depuis presque trois mois, et ma sœur et moi pensons maintenant avoir pris la mauvaise décision en la transférant ici. Nous avons dit oui à l’alimentation artificielle en espérant qu’elle se remettrait de son AVC, comme elle l’avait déjà fait. Nous savions que cet accident était bien pire que les précédents, mais tu sais que nous avions de l’espoir, poursuit-il. Le personnel hospitalier nous a dit que l’alimentation artificielle préviendrait des complications, notamment le risque d’une pneumonie d’aspiration, qu’elle avait subie avant son AVC (1). Elle est pratiquement comateuse depuis son transfert; elle reste là, immobile, avec ce tube qui lui entre dans l’estomac. Nous ne pensons même pas qu’elle nous reconnaît, même si elle ouvre parfois les yeux… Elle fixe le vide et répond à peine quand nous l’appelons. » Les larmes lui montent aux yeux et il ajoute : « Nous ne pensons pas que c’est ce qu’elle aurait souhaité. Est-ce qu’on pourrait se rencontrer pour voir ce qu’on pourrait faire? » (2)
À ce moment-là, en plus de jouer mon rôle administratif, je l’ai dirigé vers le programme d’éthique de l’hôpital, qui comprend un programme de soins continus complexes. « Bien sûr qu’il est possible d’organiser une rencontre, lui répondis-je. Qui aimerais-tu voir à cette rencontre? » « Ma sœur, ma femme et mon beau-frère, et tout autre membre du personnel dont vous auriez besoin, me répondit-il avant de poursuivre. Nous avons un frère qui habite aux États-Unis et qui ne pourrait pas venir, mais nous savons qu’il est d’accord avec nous. En plus, ma sœur et moi sommes tous les deux désignés comme mandataires, alors nous pouvons prendre toutes les décisions nécessaires. »
Pourquoi la décision a-t-elle été prise
La rencontre entre la famille, le comité d’éthique et l’équipe soignante a donc eu lieu. Les membres de la famille ont maintenu qu’au moment où ils ont pris leur décision, ils ne pouvaient pas parler à leur mère. Ils avaient l’impression, à ce moment-là, qu’étant donné qu’elle s’était déjà remise de deux autres AVC – moins graves, certes –, il fallait lui donner « une chance ». Ils ont aussi senti beaucoup de pression pour l’intuber parce qu’elle ne mangeait pas et qu’ils ne pouvaient pas la laisser « mourir de faim ». De plus, le personnel voulait vraiment qu’ils la transfèrent des soins de courte durée à un endroit « qui répondrait mieux à ses besoins ». Le fils médecin raconte : « Nous étions tous très émotifs à ce moment-là, et l’idée de simplement la laisser partir était trop pour nous. Et puis il y avait cette pression et un espoir bien réel : nous avions tellement d’espoir! C’était une personne si dynamique. » Sa sœur acquiesçait à chacune de ses interventions, et tout le monde s’est mis d’accord qu’il était temps de changer d’orientation et de lui permettre de mourir « en paix ». Ils se sont entendus pour dire que, la connaissant, ils savaient qu’elle n’aurait pas voulu être gardée en vie comme cela, ne reconnaissant plus personne, sans comprendre, sans rire et, comme l’a ajouté la fille de la patiente, « sans manger ». (2)
Déstresse morale chez le personnel de soins de santé
Une fois que la famille a accepté de cesser l’alimentation artificielle, le processus n’a pas été aussi simple qu’elle ou que nous, au comité d’éthique, l’avions prévu. Le personnel qui s’occupait de la patiente a été renversé par la décision, même s’il comprenait les lois et les codes d’éthique. « Elle n’est pas en plus mauvais état qu’à son arrivée, même qu’elle va un peu mieux puisque le début de plaie de pression qu’elle avait en arrivant a disparu. » Deux des nombreuses infirmières très attentionnées qui s’occupaient d’elle ont bien exprimé leur sentiment : « Nous ne sommes pas à l’aise avec cette décision. » Le médecin attitré a émis le commentaire suivant, qui rejoignait celui des infirmières : « Je ne peux pas donner l’ordre de cesser l’alimentation artificielle puisque ce geste contrevient à mes valeurs personnelles et religieuses. » (3, 4, 5, 6)
Solutions cliniques aux questions sans réponses
En fin de compte, pour appliquer la décision prise, il a fallu transférer la patiente à l’unité de soins palliatifs de l’hôpital. Cette équipe-là a compris le processus décisionnel complexe de la famille et a été capable, en ayant bonne conscience et en respectant les pratiques cliniques, d’exaucer les souhaits de la famille. La patiente a cessé de recevoir des nutriments par la sonde d’alimentation, que l’on a bloquée. La patiente, déjà dans le coma, a été placée avec soin sur un matelas anti-plaies pour prévenir les plaies de pression. Rien ne portait à croire qu’elle ressentait de la douleur ou un inconfort qui aurait nécessité des analgésiques. Elle a reçu d’excellents soins et elle est morte au bout de dix jours. L’arrêt de l’alimentation amène l’organisme à produire naturellement des corps cétoniques, ce qui élimine rapidement la sensation de faim et, par ricochet, la conception erronée que la patiente est affamée.
Ce cas complexe met en lumière les principaux enjeux, questions et problèmes entourant l’alimentation et l’hydratation artificielles d’un point de vue légal, clinique et symbolique. Voici ces principaux enjeux :
- L’intubation s’est-elle faite en toute connaissance, par les mandataires, des souhaits préalablement exprimés par la patiente et dans son intérêt fondamental? Après coup, les mandataires ont admis ne jamais avoir tenu de conversation aussi directe à ce sujet. La prise de décision initiale a donc été erronée. Cette erreur se produit souvent, car les familles ne discutent pas facilement de tels sujets. (8)
- Les membres de la famille ont-ils reçu les explications et l’accompagnement psychologique nécessaires quant aux options autres que l’alimentation artificielle? Cette aide aurait été nécessaire pour aider la famille à gérer le concept effrayant d’être responsable, d’une certaine façon, de « laisser leur mère mourir de faim ». Si on leur avait expliqué de quelle façon l’organisme se protège rapidement contre la sensation de faim en produisant des corps cétoniques, ils auraient peut-être rejeté l’idée de l’alimentation artificielle. (9)
- A-t-on informé la famille qu’elle avait l’option morale et le droit reconnu par la loi de refuser au départ, ou de changer d’avis plus tard, tout traitement y compris l’alimentation et l’hydratation artificielles, conformément à la Loi sur le consentement aux soins de santé de l’Ontario? (8)
- La famille savait-elle que, selon de nombreuses études, l’alimentation artificielle ne prévient pas les pneumonies d’aspiration? Leur décision d’accepter l’intubation ne réduisait pas le risque d’une telle complication liée à ses difficultés préalables d’avaler ou aux difficultés qui ont suivi son AVC. (1)
- Était-il vraiment acceptable qu’un professionnel de la santé refuse d’appliquer des décisions médicales tout à fait éthiques et autorisées par la Loi sur le consentement aux soins de santé? Il s’agit là d’une question très complexe dans une société multiculturelle et multireligieuse où se côtoient des personnes, y compris du personnel soignant, qui ont de fortes croyances personnelles. (3,4,5,6) Sur le plan professionnel, on s’attend à ce que les médecins fournissent tous les soins nécessaires à leurs patients même si ces soins entrent en conflit avec leurs croyances personnelles. Dans la pratique, si on peut trouver un autre médecin pour remplacer le premier, il n’y a généralement pas de mesures – réprimandes ou procédures juridiques – prises contre le médecin qui a refusé d’agir. La situation est beaucoup plus complexe dans le cas du personnel infirmier ou d’autres professionnels de la santé pour lesquels il est souvent impossible de trouver des remplaçants lorsque les croyances de plusieurs professionnels de la santé entrent en conflit avec l’acte médical proposé. Dans de tels cas, les organismes de réglementation peuvent juger qu’il s’agit d’un comportement non professionnel.
- Devrait-il être nécessaire de transférer un patient de son unité de soins afin d’éviter des conflits professionnels et émotifs aussi complexes? On qualifie souvent cette internalisation du conflit éthique de détresse morale. (3)
- Les professionnels de la santé doivent évaluer avec soin chacun des éléments ci-dessus avant de recommander de telles décisions, qui seront ensuite appliquées par les mandataires au nom des personnes visées par les actes médicaux.
Conclusion
Compte tenu du vieillissement de la population des pays occidentaux, les organismes de soins de santé et tous les professionnels de la santé qui soignent les personnes âgées doivent apprivoiser et bien connaître les aspects cliniques, éthiques et légaux de la décision d’accepter ou non l’alimentation et l’hydratation artificielles. (9) Les personnes qui avancent en âge doivent de leur côté exprimer leurs préférences à leurs proches advenant la nécessité de prendre une telle décision; elles doivent discuter de cette question avec eux et leur faire part des traitements qu’elles souhaiteraient recevoir. Elles doivent aussi veiller à ce que leurs mandataires aient la capacité émotive d’exaucer leurs souhaits même si ces souhaits divergent de leurs aspirations et croyances personnelles.
Références
- Ackermann RJ, “Withholding and Withdrawing Life-Sustaining Treatment.” American Family Physician 2000; 62:1555-1560. http://www.aafp.org/afp/2000/1001/p1555.html
- Abbott KH, Sago JG, Breen CM, Abernethy AP, Tulsky JA. “Families looking back: one year after discussion of withdrawal or withholding of life-sustaining support.” Critical Care Medicine 2001;29:197-201.
- Kälvemark S, Höglund AT, Hansson MG, Westerholm P, Arnetz B. “Living with conflicts-ethical dilemmas and moral distress in the health care system.” Social Science & Medicine 2004;58:1075-84. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/14723903
- Pellegrino, ED. “Nonabandonment: An old obligation revisited.” Annals of Internal Medicine 1995;122:377-8.
- Quill TE, Cassel CK. “Nonabandonment : A central obligation for physicians.” Annals of Internal Medicine 1995;122:368-74.
- Culver KC, Cupples B. “Why withholding treatment is not assisted suicide.” Health Law Can 1999;20:12-6.
- Loi sur le consentement aux soins de santé 1996 : http://www.e-laws.gov.on.ca/html/statutes/french/elaws_statutes_96h02_f.htm
- Lallanilla M, “Death from Dehydration Is Usually Serene,” 18 mars 2005, ABC News, Article sur la détresse morale dans le milieu de la santé. http://abcnews.go.com/Health/Schiavo/story?id=531907&page=1
- Meisel A, Snyder L, Quill T. “Seven legal barriers to end-of-life care: myths, realities, and grains of truth.” JAMA 2000;284:2495-501.