Accessibilité des soins : la perspective inuite

Directrice retraitée des services de santé du gouvernement du Nunatsiavut, dans le nord du Labrador
Je m’appelle Gail Turner et je suis inuite. Je viens de la région de Nunatsiavut, j’ai grandi au Labrador et j’y ai fait toute ma carrière d’infirmière. Même si je suis maintenant retraitée, je continue de défendre les droits des Inuits en siégeant à des conseils d’administration et à des comités consultatifs. C’est dans cet esprit que je suis conseillère inuite auprès du Partenariat canadien contre le cancer. 
 
Comme infirmières et infirmiers, nous sommes souvent témoins de la mort de gens qui sont nos patients, nos parents et nos amis, ce qui nous amène à penser davantage à ce qui fait la qualité des soins palliatifs et de fin de vie. 
 
Mais…avant de proposer une politique et des pratiques de soins à domicile pour les membres de la population inuite qui sont gravement malades, il faut prendre conscience du caractère unique de ces gens et de leur cheminement : Qui sont ils? Où vivent-ils? Comment se procurent-ils des soins de santé? Quels sont leurs valeurs, leur parcours vers l’autodétermination, leurs difficultés et leurs forces particulières? 
 
Pendant 5000 ans, les Inuits, qui étaient alors les « Esquimaux » et les « Esquimaudes » pour le reste du monde, ont vécu dans l’Arctique, de la péninsule de Chukotka, en Russie, jusqu’aux rivages du Groenland, en passant par l’Alaska et le Canada. 
 
Il y a 70 000 Inuits au Canada, dont 75 % vivent sur leurs terres ancestrales, appelées Inuit Nunungat, et sont répartis entre 51 communautés côtières isolées, accessibles par avion seulement en hiver, par avion et par bateau en été. Les autres, qu’on appelle les « Inuits urbains », vivent dans de grandes villes, dont Montréal, Toronto, Ottawa, St. John’s et Winnipeg. 
 
Inuit Nunungat, « le lieu où vivent les Inuits », est un espace géographique et politique largement méconnu de la majeure partie de la population canadienne. Or, il représente 40 % de la masse continentale du pays et 70 % du territoire côtier du Canada. Plus du tiers des communautés comptent moins de 500 personnes. 
 
 
Inuit Nunungat se divise en quatre régions : la région désignée des Inuvialuit, dans les Territoires du Nord-Ouest, le Nunavut, qui est devenu territoire en 1999 et où vit la majorité de la population inuite, le Nunavik, dans le nord du Québec, et Nunatsiavut, dans le nord du Labrador, qui fait partie de la province de Terre Neuve-et-Labrador. 
 
Les Inuits n’ont jamais signé de traité avec la Couronne britannique, n’ont jamais vécu dans des réserves et n’ont fait que très brièvement partie des personnes visées par la Loi sur les Indiens. Ils gèrent leurs territoires en concertation avec les gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, en vertu d’accords modernes sur les revendications territoriales protégés par la constitution. 
 
Inuit Tapiriit Kanatami (ITK) est un organisme chargé de protéger et de faire valoir les droits et les intérêts des Inuits au Canada, ce qu’il fait en accord avec les valeurs inuites que sont la décision consensuelle et le travail collectif pour le bien commun. Les quatre régions visées par des revendications territoriales sont représentées au conseil d’administration ainsi qu’aux comités et sous-comités d’ITK. 
 
Les populations inuites sont résilientes. À preuve, leur survie dans un environnement que beaucoup jugent austère et inhospitalier, malgré la colonisation, les réinstallations forcées, les pensionnats, le massacre des chiens de traîneau et les épidémies de tuberculose. Jadis, d’ailleurs, les Inuits atteints de tuberculose étaient envoyés dans le sud pour un long traitement dont beaucoup ne sont jamais revenus. C’est l’un des facteurs de la méfiance de ces populations envers le système de santé et de la peur qu’un traitement dans le sud soit un voyage sans retour. 
 
Malgré tout, et malgré de profonds impacts, les populations inuites ont conservé leur langue : l’inuktitut. Elles ont changé la cartographie du Canada et fait évoluer les relations entre les gouvernements et les peuples autochtones. Elles entretiennent avec la terre, l’eau et la glace des liens étroits, qui les définissent. Elles s’emploient à revitaliser leur langue, à se réapproprier les arts perdus du tambour, du chant de gorge et du tatouage, et portent avec fierté des vêtements en peau de phoque sur les passerelles de Paris et de New York. 
 
Pourtant, les difficultés restent nombreuses, et les solutions exigent vision, temps, efforts et collaboration. À l’instar de la majorité des Canadiennes et Canadiens, les Inuits veulent jouir des droits fondamentaux de la personne. Ni plus ni moins. 
 
 
Le cancer est la deuxième cause de mortalité des populations inuites, notamment parce qu’il est souvent diagnostiqué tardivement et que l’issue est rarement positive. La prestation de soins s’enlise dans le bourbier de l’attribution des compétences, ce qui nuit aux communications et à la coordination. Les ressources et les infrastructures sont restreintes. Il n’y a pas de centres de soins palliatifs, et les lits de soins palliatifs sont peu nombreux et disséminés dans tout le Nunungat. Seules les communautés plus nombreuses que sont Iqaluit, Inuvik, Rankin Inlet et Kuujjuaq bénéficient de services médicaux et pharmaceutiques réguliers. En matière de services, la région de Nunatsiavut dépend de Happy Valley-Goose Bay, non pas de la partie visée par les revendications territoriales, mais de la zone d’installation militaire. 
 
Pendant l’élaboration de la Stratégie canadienne de lutte contre le cancer, les Inuits ont fait valoir que leur priorité absolue était d’obtenir que les soins soient dispensés plus près de leur lieu de vie. Dans les faits, toutefois, le risque de devoir quitter sa communauté pour obtenir les soins nécessaires en cas de maladie grave est plus grand que pour tout autre membre de la population canadienne. On sait que la géographie est l’un des déterminants de la santé, et l’accessibilité des soins dépend de l’endroit où l’on vit au Canada. Pour favoriser le retour à la maison, donc, il faut rendre les soins à domicile plus accessibles. 
 
Par crainte de mourir loin de chez eux, les Inuits mettent parfois fin au traitement prématurément, quand ils ne supportent pas stoïquement la douleur jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour se faire soigner. Ils veulent mourir là où ils ont vécu, dans un lieu familier, au milieu des leurs, de sons et de traditions connus. 
 
Par ailleurs, comme les Inuits vivent maintenant plus vieux, la prévalence de la démence augmente chez les aînés, mais faute de spécialistes de la santé mentale, le diagnostic est souvent établi très tard. On a peu de statistiques à ce sujet pour le Nunungat ou sur l’impact de cette maladie sur les besoins en soins communautaires, mais on sait qu’il n’y a pas assez de lits de soins à long terme et pas d’unité de soins de protection. Actuellement, la résidence Embassy West, à Ottawa, accueille 70 Inuits du Nunavut. Pour Lori Idlout, députée, c’est une sorte d’exil. Cette question est souvent débattue au parlement. 
 
Les très rares études sur les soins palliatifs et de fin de vie au Nunavik et au Nunavut montrent tout de même que les soins communautaires, les repas en commun, le respect et l’attention à la famille et à la communauté sont les valeurs auxquelles les Inuits doivent leur survie et qu’ils continuent de transmettre, oralement et par l’exemple. La famille élargie est un élément important de la culture, en particulier au début et en fin de vie. Au temps du nomadisme, avant la colonisation, les communautés se réorganisaient et créaient des campements temporaires, au besoin, pour prendre soin des personnes malades ou mourantes. 
 
Les soins à domicile sont et continueront d’être le mode de prestation des soins palliatifs et de fin de vie au Nunungat, et surtout dans les plus petites communautés, faute d’autres solutions. Il faut donc déterminer ce qui fonctionne bien et s’en inspirer pour faire mieux. Il faut déterminer quelles autres formes de soutien sont nécessaires, y compris en matière d’éducation. Il faut reconstruire les communautés aidantes du passé. 
 
Ma mère a choisi les soins palliatifs. Fervente anglicane, très terre-à-terre, elle avait planifié ses funérailles jusque dans les moindres détails. Elle accordait une grande importance aux hymnes. Aux funérailles des autres, elle n’hésitait pas à me dire des choses comme : « Je ne veux pas de cet hymne quand ce sera mon tour. » Le jour de sa mort, j’ai compris dès le matin, grâce à mon expérience d’infirmière, que la fin était imminente. Nous avons appelé une ministre anglicane qu’elle aimait beaucoup, chanté avec elle les hymnes que ma mère avait choisis et lu les versets qui lui plaisaient. Elle s’est éteinte après une dernière prière. La ministre était visiblement émue par ce décès si paisible, comme elle n’en avait jamais vu, a-t-elle souligné. 
 
De fait, dans une perspective holistique, les soins palliatifs et de fin de vie englobent la spiritualité. Or, la spiritualité est une question très personnelle, qu’il faut admettre et respecter comme telle. Selon Statistique Canada, la majorité des Inuits du Canada se déclarent chrétiens, même si les nombres et dénominations varient d’un bout à l’autre du Nunungat. Les jeunes sont plus portés à remettre la foi en question, mais les plus vieux trouvent souvent du réconfort dans les hymnes et les versets familiers en fin de vie. Les Inuits ont une grande faculté d’adaptation. Ils acceptent le christianisme comme un élément de la colonisation, dont ils gardent ce qui a du sens pour eux et laissent le reste de côté. Pour certains, être sur le territoire traditionnel, c’est déjà une manifestation spirituelle, tout comme manger les aliments locaux, chanter des chants de gorge ou écouter battre les tambours. 
 
En 2021, à Inuvik, a eu lieu un cercle de partage dont le but était de parler du cancer en termes très généraux. J’en retiens entre autres choses que les participants inuits ont mis du temps à se sentir suffisamment à l’aise pour aborder le sujet. Le lien de confiance est essentiel. On ne saurait parler de soins palliatifs et de fin de vie sans une bonne dose de délicatesse et de sensibilité. Les Inuits ne se livrent pas facilement sur ce genre de choses. Pendant des générations, leur préoccupation essentielle a été de survivre et pour beaucoup, les moyens d’y parvenir, de chauffer le lieu de vie et de nourrir la famille restent les soucis premiers. 
 
Forts, patients et discrets, ils ont du mal à évoquer « ce qui pourrait arriver ». 
 
À cela s’ajoute la barrière linguistique, puisque nombre d’aînés sont unilingues. Les familles et les interprètes ont besoin de certaines connaissances et aptitudes pour être des intermédiaires fidèles entre les patients inuits et le système de santé. 
 
L’accessibilité de services de santé mentale au Nunungat est une indéniable priorité. De fait, la santé mentale est une composante essentielle des soins palliatifs et de fin de vie. Dans les petites communautés, il arrive souvent que les infirmières, infirmiers et auxiliaires à domicile soient apparentés aux malades ou, à tout le moins, les connaissent bien. Autrement dit, la mort a des répercussions sur toute la communauté.
 
Rappelons aussi qu’une bonne part de la population supporte le poids d’un traumatisme intergénérationnel et des deuils qui se superposent. 
 
Les Inuits savent ce qui convient le mieux à leur population et à leurs communautés. C’est d’ailleurs la prémisse de la Politique sur l’Inuit Nunangat, qui a été adoptée en 2022 par ITK et le Gouvernement du Canada et qui établit comment il faut travailler avec les Inuits, c’est-à-dire quelle démarche il faut suivre pour tenir compte des énormes différences qu’il y a entre leurs populations et les autres peuples autochtones du Canada. 
 
Au cours de ces deux jours, nous devons écouter et apprendre ensemble. Après tout, il y a beaucoup d’expérience, de sagesse et de connaissances dans cette salle. 
 
Je suis honorée d’être ici, et j’en tire une grande humilité.
 
Thank you, Merci, Naakumek. 
 
 
 
Gail Turner est inuite et bénéficiaire des revendications territoriales des Inuits du Labrador. Elle a pris sa retraite en 2012. Elle était alors directrice des services de santé du Gouvernement du Nunatsiavut, dans le Nordlabrador. Elle est titulaire d’un baccalauréat en sciences infirmières de l’Université Memorial de Terre-Neuve, d’une maîtrise en éducation des adultes de l’Université St. Francis Xavier et de nombreux certificats en santé et en administration obtenus grâce à des programmes de formation à distance. 
 
Elle a amorcé sa carrière d’infirmière en soins de courte durée en Ontario et au Royaume-Uni. Elle travaille au Labrador depuis 26 ans, notamment dans le sud du NunatuKavut, et après avoir été auprès des communautés inuites, des colons et des Premières Nations, elle se consacre exclusivement aux Inuits depuis 2004. Elle a présenté la situation sanitaire de ces populations à diverses rencontres provinciales, régionales, nationales et internationales, y compris le Congrès mondial sur le cancer en 2011. 
 
Son travail porte principalement sur la santé publique, mais elle a également dirigé des cliniques et des services de soins prolongés dans des collectivités éloignées. Elle est passionnée par le Nord et le besoin qu’éprouvent les Premières Nations, les Inuits et les Métis de se faire entendre et de participer pleinement à la planification des soins de santé qui leur sont destinés et à la promotion d’une santé optimale. Elle éprouve un intérêt croissant pour l’équité en santé et le besoin pressant de solutions innovantes et adaptées qui rendront les services plus accessibles aux diverses communautés. 
 
Mme Turner a été directrice autochtone du conseil d’administration du Partenariat canadien contre le cancer. Son travail en santé et auprès des communautés a récemment été récompensé par le prix Labradorians of Distinction. En tant qu’aînée, elle s’intéresse aussi de plus en plus au mieux-être des personnes âgées, à l’accessibilité des soins à domicile et des soins de longue durée, ainsi qu’à la possibilité de vieillir chez soi.
 


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