Il faut protéger les personnes vulnérables, prévient la Cour suprême dans un arrêt clé qui crée un droit limité à l'aide médicale à mourir. Les membres du Comité externe formé l'an dernier par le gouvernement fédéral pour coordonner la consultation nationale sur le sujet sont largement d'accord. Le 1er mars, une coalition étonnamment diverse de groupes de défense et d'organisations religieuses et médicales a publié la Norme sur la protection des personnes vulnérables, qui énonce précisément les protections à prévoir.
L'obligation d'enchâsser des moyens de protéger les personnes vulnérables dans notre nouvelle réglementation sur l'aide médicale à mourir fait pratiquement l'unanimité. Mais que signifie ce terme répété jusqu'à plus soif? Qui sont les personnes vulnérables et pourquoi les considère-t-on comme telles?
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En termes simples, être vulnérable, c'est être sans défense.
Les nourrissons, les jeunes enfants et les personnes lourdement ou gravement handicapées, entre autres, sont rendues vulnérables par leur situation. Sans muscles pour fuir ou résister, sans mots pour demander ou refuser, sans art ni philosophie pour réinventer ou transcender, ces personnes sont presque entièrement à la merci des autres.
Pourtant, même ce constat en apparence absolu doit être tempéré. Le nourrisson né à Oshawa en 2016 semble doté de solides défenses si on le compare à celui qui est né simultanément à Alep, en Syrie. De même, l'enfant atteint de trisomie 21 est indubitablement moins vulnérable que ne l'était son homologue interné à Hadamar au plus fort du régime nazi, en 1941.
La vulnérabilité est liée au contexte autant qu'à la situation d'une personne. Par conséquent, elle peut frapper dès que cette situation change et que cette personne se retrouve privée de ses défenses.
Paradoxalement, même si nous sommes tous vulnérables, nous sommes nombreux à ne pas connaître la vulnérabilité, qui reste une notion abstraite dont nous n'avons qu'un faible ressenti intime. Nous avons atteint l'âge adulte sans veiller consciemment à édifier nos protections, mais en acquérant la capacité de nous alimenter, de nous vêtir, de nous abriter et de protéger nos corps fragiles et si exigeants. Nous avons acquis des habiletés et des connaissances, pris des forces, économisé et créé des réseaux sociaux, trouvé une maison, un travail et l'amour, et nous vivons une vie productive, dotée de sens. Nous ne sommes donc pas sans défense : nos portes se verrouillent, nous avons de quoi nous vêtir, le réfrigérateur est plein et il suffit d'appuyer sur une touche du téléphone pour parler à quelqu'un.
Ces simples étapes de notre développement en adultes « indépendants » sont facilitées bien entendu par une aide colossale de l'État, qui investit et réglemente afin de mettre à notre disposition un véritable arsenal destiné à nous protéger contre la vulnérabilité humaine et qui prend la forme d'un système de santé, d'un système d'éducation, de la création d'emplois et de travaux publics. Pour la plupart, nous n'avons rien à faire pour lutter contre notre propre vulnérabilité. Il suffit de régler le thermostat, d'actionner la chasse d'eau, de mettre le bac à ordures sur le bord de la rue : l'État donne suite. Nous achetons une volaille crue, traversons un carrefour très fréquenté, installons un nouveau détecteur de fumée? L'État nous protège.
Si nous sommes vulnérables à notre insu, c'est que le contrat social joue en notre faveur. Il suffit d'une brèche dans ces défenses – pensons à Walkerton ou à la crise du verglas de 1998 – pour éprouver l'ampleur de notre propre vulnérabilité et nous précipiter vers les solutions de repli : l'urgence de l'hôpital, les amis équipés d'un poêle à bois et les groupes électrogènes pour ceux qui ont froid ou faim. Cette fois encore, nous aurons été sauvés des remous de la crise en nous agrippant aux déterminants sociaux de la santé.
Comme l'a écrit en 2008 Martha Fineman, une juriste, dans un essai publié dans le Yale Journal of Law and Feminism, « [traduction] Nous ne sommes pas tous aussi bien postés dans l'entrelacs des relations économiques et institutionnelles. Le risque n'est donc pas le même pour tous. Il dépend de la qualité et de la quantité des ressources dont nous disposons ». Le poids de la vulnérabilité tient au pouvoir qu'a celle-ci d'amplifier les souffrances de certains tout en restant invisible aux autres.
Si être vulnérable signifie être sans défense, il s'ensuit qu'une personne devient vulnérable dès qu'elle est privée des moyens de se défendre, c'est-à-dire des ressources qui lui permettent de survivre, voire de s'épanouir. Ce dernier terme semblera inopportun dans un exposé sur l'aide médicale à mourir pour ceux dont les souffrances sont intolérables et sans fin. N'oublions pas, toutefois, que plus nous sommes protégés contre la vulnérabilité, moins nous risquons de souffrir de manière intolérable. La souffrance n'est pas moindre, mais la tolérance est plus grande.
Âgé de 74 ans, Stephen Hawking, souffre des effets dévastateurs de la sclérose latérale amyotrophique. Il ne peut vivre sans appareil respiratoire, est paralysé et incapable de parler, mais il utilise le seul muscle qu'il puisse commander pour communiquer sa passion pour la cosmologie et la physique théorique, au rythme d'un mot par minute. Un jeune athlète de 22 ans nommé Terry Fox court plus de 5000 kilomètres d'un marathon qui devait le mener d'un bout à l'autre du Canada, avant de succomber au cancer sur lequel il voulait attirer l'attention des chercheurs. William Utermohlen, artiste de 62 ans, peint sans relâche une série d'autoportraits, jusqu'à ce que la maladie d'Alzheimer l'empêche de tenir les instruments de son art. Une femme qui préfère conserver l'anonymat doit supporter la douleur inconcevable du suicide de son fils, mais choisit de reprendre rapidement le travail parce que la normalité de sa vie professionnelle et la présence de ses collègues la réconfortent.
Aucune de ces personnes, ni d'ailleurs aucun de nos proches qui ont dû triompher d'obstacles semblables, ne se considère comme extraordinairement courageuse ou forte. Bien sûr, ces quatre scénarios ont en commun la force des protagonistes et leur détermination à l'égard de leur objectif, mais chaque histoire a ensuite bien plus à voir avec le contexte qu'avec le caractère de chaque personne, puisque chacune a réussi, grâce aux circonstances ou à la persuasion, à réunir les atouts dont elle avait besoin pour supporter des souffrances énormes.
C'est précisément cette conjugaison de forces physiques et sociales qui nous permet de rebondir quand la vulnérabilité se manifeste. Si les circonstances sont favorables, si les facteurs sociaux qui influent sur la santé sont tous tels qu'ils devraient être, si nous sommes appréciés, accueillis et soutenus, si nous pouvons faire de notre vie ce que nous souhaitons précisément qu'elle soit, nous vaincrons. Malheureusement, la vulnérabilité peut créer un clivage, et la seule façon d'y faire pièce est d'y opposer une résilience commune.
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Une personne au dernier stade d'une grave maladie ou d'une situation irréversible peut indubitablement s'épanouir. Selon les chercheurs, en effet, les personnes qui sont atteintes d'un cancer en phase terminale mais qui bénéficient de soins palliatifs et celles qui reçoivent des soins à domicile font état d'une meilleure qualité de vie, souffrent moins, physiquement et autrement, sont moins déprimées et ont une espérance de vie supérieure. La recherche montre aussi que les personnes qui ont moins de ressources et ne sont pas capables de mobiliser les atouts de la résilience risquent d'éprouver toute la violence de leur vulnérabilité en cas de catastrophe.
On connaît encore mal, toutefois, l'impact que peut avoir une vulnérabilité soudaine sur des personnes qui ont toujours été privilégiées sur les plans social et matériel et qui ont toujours été en sécurité. Les résultats observés en Oregon et dans d'autres endroits où l'aide médicale à mourir est mieux tolérée suggèrent que les personnes qui défendent et recherchent plus activement cette solution appartiennent en général à des groupes privilégiés sur le plan social. Les « blancs, riches et instruits », aux dires de certains.
Faut-il en tenir compte dans l'élaboration du système de protection que nous destinons aux personnes vulnérables? Sans doute, puisque nous connaissons le lien entre situation individuelle et vulnérabilité.
Prenons l'exemple des personnes qui ont toujours été physiquement robustes et socialement privilégiées. L'idée même d'une vulnérabilité innée peut leur causer une souffrance intolérable. Pour nombre d'entre elles, en effet, la dépendance est inconcevable, et la vulnérabilité, impensable. Les données recueillies en Oregon confirment que ces personnes seront plus motivées à demander la mort par crainte de perdre leur dignité, puis leur indépendance, leur qualité de vie et leur capacité de prendre soin d'elles que par la douleur ou la difficulté de traiter leurs symptômes.
Une maladie ou une blessure catastrophique modifie radicalement le cours d'une vie fondée sur l'hypothèse de l'indépendance physique. La nécessité de toute forme de soins intimes est souvent vécue comme une violation de la dignité. Toute atteinte qui compromet la possibilité de veiller personnellement aux fonctions et aux soins corporels est souvent vécue de même comme une honte ou un avilissement. La toilette se révèle une force tyrannique de la vie d'adulte.
Les personnes qui souffrent depuis la naissance ou depuis longtemps de déficiences physiques ou cognitives, par contre, ont naturellement intégré certaines formes de vulnérabilité dans leur mécanique quotidienne. Elles ne les trouvent pas moins désagréables et peuvent se sentir attaquées dans leur dignité ou leur intégrité, mais elles y accordent moins d'importance au fil d'une vie qui leur permet de s'épanouir grâce à un travail productif, à leur entourage, à la poursuite du plaisir et à leurs relations. Elles tolèrent ces vulnérabilités incarnées parce qu'elles ont trouvé la résilience nécessaire pour préserver leur estime de soi et leur sentiment d'être utiles.
Or, ces différences de perspectives font problème lorsqu'il s'agit d'encadrer l'aide médicale à mourir. D'une part, certains considèrent qu'il convient d'y donner accès sans entrave à condition de prévoir des mesures pour protéger les personnes qui ne partagent pas cette façon de voir des pressions que certains pourraient exercer sur elles. C'est l'argument tout simple du « choix personnel ».
D'autre part, affirmer qu'un état comme l'incontinence est une atteinte à la dignité suffisamment grave pour justifier l'aide médicale à mourir dépasse probablement la simple formulation d'un choix personnel. La fréquence et l'usage particulier de mots comme « couche » et « baver » dans les commentaires formulés sur les articles des grands médias sur le sujet montrent que leurs auteurs leur attachent un sens imagé qui fonde toute leur argumentation.
L'obligation de porter une couche et le fait de baver sont des écarts considérés comme particulièrement humiliants par rapport au comportement attendu d'un corps d'adulte. Ceux d'entre nous qui dévient de la norme à cet égard subissent l'opprobre et la honte, deux réactions qui érodent la résilience et augmentent la vulnérabilité. Plus les descriptions ignominieuses sont ancrées profondément dans notre discours et dans la politique sociale, plus les préjugés s'encastrent avec virulence dans notre culture.
Parler sur un ton méprisant du port des couches dans une présentation officielle à un comité parlementaire comme l'a fait un médecin plus tôt ce mois-ci n'est pas qu'une mince entorse à l'étiquette. Ce sont des forces sociales et culturelles qui autorisent à parler avec un tel dédain de personnes condamnées à la vulnérabilité. Aussi ne faut-il pas jeter le blâme sur l'auteur de ces paroles, mais plutôt sur la licence que nous avons laissée se développer à l'égard de l'insulte et de la chosification.
Dans la mesure où nous considérons la dignité et l'inclusion comme faisant partie de nos valeurs constitutionnelles de base, nous devons tenter d'entendre ces paroles comme les entendent ceux qui portent « des couches pour adultes » et qui s'efforcent malgré tout de s'épanouir. Non seulement ces commentaires nous vont droit au cœur, mais l'horreur qu'ils provoquent dévalorisent nos vies et affaiblissent le cordon fragile qui nous relie au monde vivant de la collectivité, que nous soyons dans la fleur de l'âge ou à nos derniers jours. Aux adultes qui portent des couches, il ne suffit pas de dire qu'ils sont tout à fait libres de choisir de mourir comme ils le souhaitent. Pouvons-nous les assurer que le médecin qui sera à leur chevet en fin de vie ne sera pas pétri d'horreur ou de répugnance?
Il n'existe pas de garantie de ce genre, hélas. Nous sommes déjà emprisonnés dans un discours et une culture qui relient le port des couches et le fait de baver à l'inutilité et à la dégradation. Et chaque fois que ces mots se répètent sans être condamnés, les personnes qui ont du mal à avaler ou à maîtriser leurs sphincters et celles qui devront affronter ces difficultés si elles souhaitent vivre un peu plus longtemps sont rendues sans cesse plus vulnérables, et leurs prétentions à la dignité et à la valeur sont de plus en plus illusoires.
Sans compter que les services fournis aux personnes qui bavent ou portent des couches, souvent par d'autres qui appartiennent eux-mêmes à des groupes vulnérables sur le plan social, du reste, sont stigmatisés et dévalorisés de même. En 2014, avant de s'enlever la vie pour échapper à la suite des événements que laissait présager le diagnostic, Gillian Bennett, une Britanno-Colombienne atteinte de la maladie d'Alzheimer, avait écrit :
« Je pourrais vivoter ou végéter dans un hôpital pendant peut-être dix ans encore, et coûter à la société canadienne quelque 50 000 $ à 75 000 $ par année. Et ce n'est que le début des dommages. Les infirmières qui croyaient avoir entamé une carrière très utile se retrouvent à changer constamment mes couches et à rendre compte des changements physiques qui se manifestent sur une enveloppe vide. C'est du gaspillage, c'est ridicule et c'est injuste. »
Nous ignorons pour l'heure dans quelle mesure cette opinion est répandue. Nous savons seulement que certains la défendent et la diffusent. Nous savons également, comme le souligne la Commission des déterminants sociaux de la santé de l'Organisation des Nations unies, que les partis pris, les normes et les valeurs d'une société exposent les gens à des risques sur le plan de la santé. Ces facettes de la vulnérabilité profondément enracinées dans la culture dépassent largement le « choix personnel » et s'enfoncent dans les sombres vallées de la honte et de l'indignité. Dans ce contexte, les efforts que nous déployons pour favoriser l'épanouissement de tous ne peuvent certes pas éliminer la souffrance, mais pourraient immuniser certains contre le désespoir que d'autres considèrent comme inévitable.
Pour « protéger les personnes vulnérables », il faut des lois qui ne nous privent pas de nos défenses, des politiques qui ne grugent pas notre résilience, et des leaders qui s'entendent sur une vision favorable à l'épanouissement de tous les Canadiens. La Norme sur la protection des personnes vulnérables est un bon point de départ.